Et si le passé était devant nous ?

Déjà février ! Selon que vous soyez nostalgique, flémard ou optimiste, vous soupirez sur le temps qui passe, tem­pêtez contre le temps qui vous a manqué pour écrire vos voeux ou vous réjouissez d’avoir encore du temps pour, cette fois, rattraper le temps perdu l’année dernière. Et, comme cha­cun, vous espérez, en regardant droit devant, vers le futur, que cette année sera meilleure.
Mais, savez-vous que si vous étiez un Maori de Nouvelle Zélande, vous regarderiez le futur droit derrière ? Parce que là-bas, dans le Pacifique, on considère que c’est le passé qui est devant nous. En langue maori, “devant” se dit “devant les yeux”. Le passé que l’on connaît est donc devant. Et le futur, encore inconnu, est, lo­giquement, derrière. Une pirouette linguistique ? Pas tout à fait. Car si la langue exprime une certaine manière de voir le monde, c’est aussi l’approche que l’on a du monde qui modèle la langue.
Les Maori ne sont pas seuls à penser ainsi. Dans les Andes, une petite société, les Aymara partagent la même conception. Ainsi que les Malgaches, les Toba en Bolivie, et les Indiens de Taos Pueblo au Nouveau-Mexique, qui, pour désigner leur manière de regarder vers le futur, jettent un oeil par derrière leur épaule gauche.
Dans ces sociétés, ce qui importe, c’est la perception que l’on a d’un phénomène, et non pas l’idée de linéarité qui est propre à nous, Oc­cidentaux.
Ce qui voudrait dire que le “ temps ” ne serait pas ce flux qui s’écoule inexorablement, en allant d’un point à l’autre, avec un passé, un présent, un futur bien à leur pla­ce ? Ce matériau que l’on pourrait mesurer, perdre, retrouver ou gagner ? Découper dans les emplois du temps, organiser dans les agendas, scander par les horloges ? Pourtant quoi de plus évident et universel !
En apparence… Car les physiciens et les philosophes s’accor­dent pour dire que le mot “temps” ne signifie rien de ce qu’il est censé exprimer. Et dès que l’on veut en saisir le contenu, celui-ci se fond dans les brumes. Selon un spécialiste du temps en phy­sique, Etienne Klein, les physiciens en ont fait un concept qu’ils ont su utiliser mais qu’ils sont bien incapables de définir.
Et si le temps était une invention de l’Occident ? Au fond, ce ter­me n’existait pas dans la Chine classique. Il a fallu inventer une traduction lorsque les Chinois ont rencontré les premiers Euro­péens qui s’aventuraient dans l’Empire du Milieu au 19e siècle.
Pour les Chinois, la réalité c’était la durée, les saisons… Mais pas ce curieux concept. Cette donnée, considérée comme extérieu­re à nous et que l’on se donne l’illusion de contrôler.
Pour comprendre cette différence tournons-nous vers la Grèce antique (ou comme dirait les Maori regardons devant…). Les phi­losophes de l’Antiquité, pour rendre compte de la réalité, ont fait un choix : passer par la perception, par le regard. Le monde est ainsi devenu un objet de connaissance. Et il l’est resté. Un objet à analyser et à comprendre, par des classifications, des caté­gories… Ce qui a produit une science et une technologie prodi­gieuse. Ce qui a conduit aussi à tout séparer en entités isolées, la nature, la forme, le temps, Dieu, la matière, l’être…
Alors qu’en chinois, le mot “être” n’existe pas non plus. En Chine on “n’est” pas en soi. On n’existe que par sa relation à l’autre, au groupe, au cosmos. Cent ans de Révolution et de volonté de faire table rase du passé n’y ont pas changé grand chose. On connaît l’anecdote des contrats signés en Chine par des hom­mes d’affaires français. Ils croient l’affaire bouclée, reviennent le lendemain pour saluer leurs homologues chinois, heureux de reprendre leur avion, et hop, on leur annonce qu’il va falloir tout réétudier.
Logique, ce contrat était le reflet d’un moment. Si de nou­veaux événements interviennent, le contrat doit être trans­formé. Il n’est pas inscrit dans le marbre. Il appartient au monde flottant des estampes chinoises, où l’on sait bien que “seule l’impermanence est permanente”.
Car les Chinois, eux, ont fondé leur conception du monde à partir de la respiration. Quel rapport direz-vous avec le temps et avec cette affaire de contrat flottant ?
Et bien, si l’on considère la réalité par cette inspiration et cette expiration, ce dedans-dehors, elle n’est pas extérieure à nous. Nous sommes au contraire totalement liés à tout ce qui constitue le monde par ce souffle qui est en même temps une énergie, le chi. Tout s’y engendre, les humains, les paysages, les monta­gnes, l’eau… dans l’alternance, l’équilibre et la relation. Car toute chose n’existe que par son contraire selon le principe du yin et du yang, du vide et du plein, du mouvement et du repos… Le chi, ce flux vital, circule ainsi de manière cyclique à travers un réseau continu de relations entre le tout (le macrocosme de l’univers) et les parties (le microcosme humain)… Dans cette perception du monde, les processus sont continus et bien sûr la transformation permanente… Et incontrôlable.


Cécile MOZZICONACCI, n°2 février 2007

1 commentaire:

  1. Ces différences perçues sont en réalité des illusions linguistiques. Voir mon article :http://kn0l.wordpress.com/le-futur-est-il-devant-ou-derriere-nous/

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Pour ces chroniques, l’idée était de partir d’un détail de la vie quotidienne dans une autre culture, d’un objet, d’un comportement qui parfois nous étonne : un bouquet de fleurs, la manière de porter ses chaussettes, des boulettes de viande, une manière de faire la sieste deviennent alors des révélateurs de ce qui modèle un paysage mental, une approche du monde…